Photographies | Borigene

Blues, Rock’n’Roll & Photographies

PHOTOGRAPHIES

Ligne de démarcation

Faiblesse architecturale

Final cut

L'eau à la bouche

Mur mûr

Salle défaite

Surface de réparation

System 2.0

Expo

Chronique de Bertrand Mary

Des lieux en rupture de ban

(Bertrand Mary)

C’est un bien singulier « livre d’images » que Borigène a composé pour, dit-il, pouvoir « le feuilleter le soir avant de s’endormir »… Ayant pour seul sujet des lieux situés aux frontières ultimes de l’ordinaire, peuplés de bâtiments anonymes, décatis et sans charme, ses photographies sont comme les levées topographiques d’un pays proche mais encore inexploré.

On y aperçoit de misérables pavillons de banlieue, des commerces en sursis, des buvettes de bord de mer à la morte saison, des boîtes de nuit sans noctambules, des échoppes et des cafés sans consommateurs, des garages et des entrepôts qui paraissent abandonnés, des hangars en plein champ, des bouts de voirie en piteux état, des usines en fin de vie, des entrées de ville réduites à des panneaux criblés d’impacts de chevrotine… On y trouve aussi quelques objets isolés à l’utilité encore plus modeste, servant à se brancher aux plus prosaïques des réseaux urbains : arrêts de bus, cabines de téléphone, tuyauteries et robinets d’extérieur, alignement de poubelles…

Ces paysages désertés où l’on n’aperçoit jamais la moindre présence humaine ou même animale, couvrent toutes les subtilités d’une typologie géographique de la déréliction et de l’inertie. Mais pour représenter ces lieux aux prises avec les agressions du quotidien et les ravages du temps, l’angle comme le cadrage des photographies soulignent leur endurance quasi-héroïque : de tous côtés, sourd une impression de vitalité têtue, un instinct commun de survie envers et contre tout qui fait ressembler ces bâtisses à autant de fortins ayant su résister à une succession d’assauts.

Seule brèche dans cette vision minimaliste et sans concession, il arrive qu’on remarque un détail qui témoigne d’un effort discret d’embellissement – par un geste décoratif ou ornemental. Apparaissent ainsi ici et là les signes épars d’un sursaut esthétique, les traces de la grammaire maladroite du supplément d’âme : une calligraphie bicolore peinte sur une vitrine, la forme d’un toit élégamment ondulé, de sobres carreaux dessinant un harmonieux motif géométrique, un graffiti égaré sur une surface de béton… Parfois-même, les mots tracés sur une baraque fatiguée ou une devanture poussiéreuse révèlent un touchant « Chez Nénesse » ou un poétique « Les Délices de la Plage ». Pourtant, ces détails, aussi bienvenus soient-ils, ne suffisent pas à donner prise à l’idée de pittoresque suburbain, de touche locale ou d’identité provinciale.

Car rien n’est plus étranger à la démarche qui attire Borigène vers ces recoins du territoire national que la volonté d’idéaliser le banal décor de nos villes, de nos banlieues ou de nos bourgs obscurs ou de cultiver la nostalgie de leur passé perdu. Et comme pour sceller la radicalité de son travail, rigoureux et frontal, l’artiste baigne ses phototypes dans des teintes pastel – rose, jaune ou violet – légèrement acides qui se révèlent plus décapantes que le noir et blanc le plus austère.

D’où vient alors le plaisir, l’attrait, l’enchantement-même qu’exercent ces images vouées à la célébration de ce que leur auteur désigne comme « le ravissement des choses peu ravissantes » ?

Pour tenter une réponse, il faut sans doute se laisser guider par un paradoxe qui est au cœur de chacun de ces clichés. La plupart représentent des espaces bâtis conçus pour y exercer les fonctions de base d’une société : habiter, travailler, se déplacer, stocker, manger et boire, se distraire… Mais tous ces lieux ont été photographiés à un moment où leur fonction, immédiatement reconnaissable, se trouve interrompue ou entre parenthèses – comme suspendue pour une durée aussi variable qu’incertaine.

Certains sont à l’évidence fermés et hors d’usage depuis des lustres et n’attendent qu’un hypothétique repreneur ou l’entrée en scène des bulldozers. Mais bien d’autres, en dépit de leurs façades ternies par les années, de leurs volets clos et de leurs rideaux de fer baissés, sont en réalité occupés ou utilisés – et très momentanément dépeuplés… On peut ainsi deviner sans mal que les murs de cette boutique résonnent encore du bruit de la sonnette déclenchée par la visite du dernier client ; que le panneau publicitaire brillant au soleil de cette station-service vibre encore du démarrage en trombe d’un véhicule venu s’y approvisionner en carburant ; et que le rideau rouge à l’entrée de ce sex-shop vient à peine de retomber après avoir été écarté au passage d’un habitué.

Mais que l’aspect vétuste du bâtiment atteste du fait qu’il se trouve en bout de course, ou qu’il fasse simplement relâche – pour cause d’horaires, de congé ou de fermeture plus ou moins durable – le résultat est curieusement similaire. Du fait de la mise en sommeil de l’humble fonction qui est son habituelle raison d’être et qu’il assure courageusement depuis bien longtemps, une espèce de quiétude, presque d’apaisement, émane de ces scènes silencieuses. En répertoriant ces situations évocatrices d’une attente opiniâtre, comme ankylosée, Borigène invente une dramaturgie de l’inaction totale au cœur du monde ordinaire. C’est que sous l’anonymat disgracieux, âpre-même, se cache une aménité plus grande encore, car plus inattendue : celle du triomphe apaisant de la parfaite inutilité, du retour salutaire à la vacuité des origines.